L’homme de Grauballe

Découverte

Une tourbière haute est une zone humide où pousse un genre de mousse qu’on appelle sphaigne. Petit à petit, les mousses meurent, de nouvelles mousses les recouvrent, et les mousses mortes se transforment en tourbe, une matière végétale fossile. Séchée, la tourbe est utilisée pour chauffer les habitations. Elle a aussi été utilisée pour construire des petites maisons, là où le bois manque. On s’en sert aussi en horticulture pour faire pousser les plantes. Les humains exploitent la tourbe depuis plusieurs siècles.

Le 26 Avril 1952, Tage Busk Sorensen travaillait dans la tourbière de Nebelgaard, à côté de Grauballe, dans la région du Jutland au Danemark. Il a raconté que sa pelle a touché quelque chose de mou. Quand il a regardé de plus près, il s’est rendu compte que c’était l’épaule d’un cadavre. On appela le médecin local, qui avertit aussitôt Peter Vilhem Glob, le directeur du musée historique d’Aarhus, la grande ville la plus proche. Quand P. V. Glob arriva sur place, une foule de personnes se tenaient devant une tête humaine qui sortait de la tourbe. L’homme de Grauballe, comme on l’appelle, avait été enseveli nu dans la tourbière. Le cadavre était en état exceptionnel, parfaitement conservé grâce aux propriétés physiques et chimiques des tourbières.

Découverte de l’homme de Grauballe. Source : Moesgaard Museum

Investigations de 1952

L’homme de Grauballe a été extrait soigneusement de la tourbière et laissé tel qu’il y était : couché sur le ventre.
Les premières investigations ont commencé avec la police qui a relevé les empreintes digitales. Sa taille était autour de 1,70m, ses cheveux étaient roux (à cause de la tourbière) et sans doute bruns à l’origine.
L’homme de Grauballe a été conduit à l’hôpital pour un examen radiologique. Son âge a été estimé à 35 ans. Il avait une fracture à la jambe gauche datant du moment de la mort. Quand on a retourné le corps, on a découvert qu’il a été égorgé d’une oreille à l’autre : l’homme de Grauballe a donc été assassiné.

Une autopsie a été décidée. On ouvre le corps et on retire les organes pour les examiner. D’habitude, on remet ensuite les organes en place, mais pas cette fois car le corps sera plus facile à conserver sans les organes. De plus, on a appris beaucoup de choses en analysant le contenu de l’estomac et des intestins de l’homme. Le contenu représente plusieurs repas et après deux mois de travail, les scientifiques ont identifié plus de 60 espèces différentes de plantes cultives ou sauvages. Il y avait des céréales comme le blé, l’orge ou l’épeautre, des graines de différentes herbes, des champignons variés, et même du charbon, du sable et des petits cailloux. On pense que l’homme mangeait de la soupe ou de la bouillie, car s’il avait mâché des aliments solides, l’homme aurait senti les cailloux. D’ailleurs, l’examen des dents a montré qu’elles étaient très usées, plusieurs dents manquaient dont une incisive et une autre était malade. Toutes les dents ont été retirées et moulées avec du plâtre, puis égarées pendant un moment et on n’a pas pu les remettre en place.

La mort a été datée grâce à une technique utilisant la radioactivité du carbone. Tous les êtres vivants absorbent du carbone de l’atmosphère. A la mort, on arrête d’en absorber. Le carbone est radioactif et, comme tous les éléments radioactifs, la radioactivité diminue lentement avec le temps et on sait à quelle vitesse elle diminue : cela permet de calculer depuis combien de temps une chose est morte, que ce soit un être vivant, animal ou végétal ou quelque chose fabriqué à partir de choses vivantes comme un vêtement.
Il y a eu des discussions et des controverses sur la date, pour plusieurs raisons. Avec la science de nos jours, on pense que la mort a eu lieu en 390 avant Jésus-Christ, il y a plus de 2.400 ans à l’époque appelée l’âge du fer.

L’homme de Grauballe extrait de la tourbière. Source : Moesgaard Museum

Les tourbières hautes

Il existe plusieurs sortes de tourbières. Les tourbières hautes, où l’on trouve la plupart de « momies des tourbières », sont des zones humides qui sont alimentées exclusivement par de l’eau de pluie. Ce sont généralement des zones situées en hauteur. Il n’y a donc pas de ruisseaux, de rivières ou d’eaux souterraines qui pourraient amener des minéraux. Ces tourbières sont donc pauvres en minéraux, ce qui convient aux mousses de l’espèce Sphagnum et a des conséquences importantes. Cette mousse produit de l’acide et le supporte bien, mais peu d’autres plantes le peuvent. La mousse grandit chaque année et comme il y a très peu d’oxygène, les mousses du dessous meurent. Elles ne se décomposent pas beaucoup et fossilisent. Le manque d’oxygène et l’acidité tuent la plupart des bactéries et micro-organismes qui sont responsables de la décomposition des choses mortes. De plus, lorsque la mousse meurt, elle libère un élément chimique sucré, le sphagnan, qui préserve les choses mortes. Le tannage est la technique qui transforme la peau et la chair des animaux en cuir. Le sphagnan fait la même chose, la peau devient du cuir marron. Le sphagnan renforce la corne, les ongles et les cheveux et poils mais les os sont décalcifiés et deviennent mous.

Les peuples du passé connaissaient les propriétés des tourbières hautes et les utilisaient pour conserver des aliments comme le beurre, le fromage ou la viande. Certains peuples ont utilisés les tourbières hautes pour momifier les corps avant de les enterrer. Les Viking amenaient de l’eau des tourbières en long voyage car l’eau restait potable plus longtemps. Les soldats irlandais de la première guerre mondiale utilisaient la mousse Sphagnum pour soigner leurs blessures quand il n’y avait pas de pansements stériles.
Les pollens, les graines, des débris de plantes, des insectes et des restes d’autres animaux sont préservés dans les tourbières. Chaque période de temps se dépose sur la précédente. Les scientifiques étudient ces couches d’histoire. Cela permet de reconstruire les paysages du passé. Cela permet aussi de suivre les périodes de changements de végétation. C’est comme cela qu’on sait que l’homme de Grauballe vivait sous un climat plus humide et plus froid que ses ancêtres.

Le paysage de la tourbière de Nebelgaard. Source : Moesgaard Museum

Conservation de la découverte

L’homme de Grauballe a été exposé une semaine au musée d’Aarhus car la nouvelle de sa découverte s’est répandue très vite. 18.000 personnes sont venues le voir. A cause de la chaleur du musée et des visiteurs, le corps a commencé à se décomposer et il fallait trouver un moyen de le conserver.
Les responsables de musées s’appellent des conservateurs car leur rôle est de conserver les trésors des musées. L’homme de Grauballe était conservé dans un milieu humide, la tourbière, et les conservateurs ont continué à le mouiller pendant le temps de l’exposition. Au bout de deux mois d’investigations, les conservateurs ont immergé l’homme de Grauballe dans une cuve d’eau avec un petit peu de phénol, un produit chimique très puissant.

Comment conserver l’homme de Grauballe aussi bien que la tourbière l’a fait ?
On aurait pu embaumer le cadavre mais ça réduit généralement la taille. On aurait pu le laisser dans une cuve d’eau, mais, à la longue, il serait devenu mou.
Lorsqu’on tanne les peaux d’animaux pour les transformer en cuir, on les laisse tremper dans de grandes cuves avec différents produits naturels ou chimiques. Les conservateurs du musée ont remarqué que la tourbière avait commencé le tannage de l’homme. Ils ont donc décidé de poursuivre le tannage. L’homme a été mis dans une cuve remplie d’eau et de produits de tannage. Au bout de 18 mois, le tannage était fini et l’un des conservateurs M. Lange-Korbak a dit « L’homme de Grauballe est maintenant en cuir. »
Pour qu’un vêtement ou des chaussures en cuir se conservent bien, on les frotte avec de la graisse ou du cirage. On a fait pareil avec l’homme et on a frotté sa peau avec des huiles. Les conservateurs ont aussi injecté de la résine dans le corps et les membres et ils ont mis des éponges synthétiques pour boucher la place vide des organes. C’est ainsi qu’en 1955, l’homme de Grauballe a été exposé comme l’attraction principale du musée historique d’Aarhus.

Exposition de l’homme de Grauballe. Source : Moesgaard Museum

Investigations des années 2000

50 ans après sa découverte, une équipe de 26 scientifiques s’est mise au travail pour ré-étudier l’homme de Grauballe avec les connaissances du XXIème siècle. La peau a été examinée avec différents appareils mais on n’a pas trouvé de traces de tatouage. Un scanner a donné des images de tous les tissus du corps : peau, muscles, tendons et os. L’examen des dents laisse penser que l’homme a été mal nourri ou qu’il a été très malade. Le ré-examen du contenu des intestins a montré qu’il y avait peu de céréales et beaucoup de graines d’herbes sauvages, ce qui est la nourriture d’un homme pauvre. On a aussi déterminé qu’il mangeait plus souvent de la viande que du poisson. L’âge de 35 ans et la taille de 1,70 m ont été confirmés, ainsi que le fait qu’il soit mort assassiné, sa tête maintenue en arrière pour être égorgé.
Enfin, une reconstruction de son visage en argile a été faite à partir d’une modélisation informatique en 3 dimensions de son crâne. Bien sûr, on n’est pas certain de la couleur de la peau, ni de sa coiffure. Mais le visage reconstitué nous donne une impression très vivante d’un homme de l’âge de fer.

Reconstitution de l’homme de Grauballe. Source : Moesgaard Museum

Un sacrifice humain ?

Imaginons ce qui a pu se passer …

Par une froide journée d’hiver, un petit groupe de personnes se réunit au bord de la tourbière où ils ont coupé la tourbe l’été dernier. Parmi les villageois se trouvent un prêtre et un jeune homme qui, malgré le froid, ne porte qu’une fine cape. Il frissonne tandis que le prêtre prie les dieux d’accepter l’offrande que les villageois sont sur le point de leur faire…
Lorsque le prêtre a terminé, quelqu’un s’avance et prend la cape sur les épaules du jeune homme. Il se tient devant l’homme nu et, sans le regarder dans les yeux, il brandit une lourde massue en bois, brisant la jambe gauche du jeune homme, qui se retrouve à genoux. Alors qu’il hurle de douleur, le prêtre lui attrape les cheveux, lui tire la tête en arrière et lui tranche rapidement la gorge de gauche à droite avec un couteau aiguisé, faisant instantanément taire les gémissements de l’homme. Saignant abondamment, l’homme perd conscience en quelques minutes, puis meurt. Les villageois regardent en silence le sang de l’homme s’écouler dans les eaux de la tourbière. Ensuite, deux hommes soulèvent le corps nu et le placent dans l’une des coupes de tourbe faites en été. Ils le recouvrent de tourbe pour l’empêcher de remonter et reculent pendant que le prêtre lève les bras en prière une fois de plus, implorant les dieux d’être miséricordieux et de pourvoir aux besoins de leur peuple. Les villageois se joignent à lui dans la prière et repartent vers leurs maisons dans le village, laissant la tourbière, où rien ne remue plus à part les oiseaux et le vent qui bruisse dans les branches des arbres.

Traduit de la page https://www.moesgaardmuseum.dk/en/exhibitions/permanent-exhibitions/grauballe-man/a-human-sacrifice/

Châtiment ou sacrifice humain ?
On a trouvé de nombreux corps dans les tourbières et il n’y a pas d’explication unique. Il est possible que certains personnes se soient noyées ou bien qu’elles aient été ensevelies dans ces endroits étranges.
Beaucoup d’autres cadavres, comme l’homme de Grauballe, portent les marques d’un violent assassinat avant d’avoir été placé dans la tourbière. Pour ces morts violentes, le châtiment d’une faute ou un sacrifice pour invoquer les dieux semble être la meilleure explication.
La théorie du châtiment trouve ses sources dans les écrits d’auteurs romains comme Tacite qui affirme qu’on noyait dans les tourbières les hommes vicieux ou couards (lâche et peureux). Cependant, la manière dont les cadavres ont été violemment assassinés ainsi que leur nudité penche pour cette interprétation de châtiment.
P. V. Glob a été un des premiers à suggérer que les cadavres trouvés dans les tourbières étaient des humains sacrifiés aux dieux. Les compte-rendu des Romains sur les peuples vivant au nord-Ouest de l’Europe, ainsi que de nombreuses découvertes archéologiques, attestent que les sacrifices humains étaient pratiqués dans la dernière période préhistorique dans ces régions.

Il faut cependant être prudent avec les sources de documentation romaines qui ont souvent un point de vue biaisé et qui ont parfois été réécrites au moyen âge.